Les neuroscientifiques commencent à comprendre comment naissent les songes et quel rôle ils jouent dans nos vies. Ils ne permettent pas seulement de vivre d'autres vies ou d'ouvrir une fenêtre sur l'inconscient. Ils tempèrent aussi les émotions négatives de la journée. 

Regarder les gens dormir… L’activité peut sembler fastidieuse, mais pour les spécialistes du sommeil c’est un pas sage obligé. Au petit matin, ils visionnent en accéléré les images de patients filmés pendant huit heures par une caméra infrarouge. Ils scrutent les mimiques du visage, les mouvements des yeux, notent les mots prononcés… Côté patients, la tâche n’est guère plus facile : ils s’assoupissent le visage bardé de capteurs, acceptent d’être réveillés parfois dix fois dans la nuit et, à peine sortis du brouillard du sommeil, doivent raconter leurs rêves dans leurs moindres détails.

Pas facile de dormir dans un appareil IRM, inconfortable et bruyant

Rien de plus insaisissable, en effet, que les songes, qui se dissipent en un instant au réveil. On se souvient en moyenne d’un rêve par semaine, maigre moisson par rapport aux dizaines qui s’évaporent. Pendant longtemps, seuls les psychanalystes et les psychologues s’y sont intéressés. « Comme il n’est pas possible d’analyser directement les rêves dans le cerveau, certains chercheurs ne reconnaissent pas l’aspect scientifique de leur étude », confirme Antonio Zadra, professeur de psychologie à l’université de Montréal (Canada). « Pour beaucoup de gens, le rêve est toujours associé à l’interprétation symbolique de Freud. »

Mais la recherche s’est accélérée ces vingt dernières an nées. Grâce aux outils comme l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), qui permet de voir l’activité du cerveau en temps réel. Également avec l’aide de précieux alliés, notamment des personnes souffrant de narcolepsie. Les patients atteints de cette maladie neurologique s’endorment malgré eux en plein jour et entrent tout de suite dans un sommeil paradoxal —le plus riche en rêves. « Eux seuls peuvent dormir dans un appareil IRM, machine peu confortable et bruyante », souligne Isabelle Arnulf, chef du service des pathologies du sommeil à l’hôpital de la Pitié- Salpêtrière (Paris). Ce sont aussi souvent des rêveurs lucides, capables de se rendre compte qu’ils sont en train de rêver et même, tels des metteurs en scène, de changer le scénario de leurs songes. Une aubaine pour les scientifiques, qui peu vent communiquer avec eux via un code convenu à l’avance : dès qu’ils rêvent, les dormeurs doivent remuer les yeux de gauche à droite plusieurs fois.

Avec l’aide de ces rêveurs, l’équipe de l’hôpital parisien a ainsi montré en2017 que la respiration irrégulière pendant le sommeil paradoxal reflète parfois le contenu des songes. Les rêves qui émergent dans le cerveau ne sont donc pas déconnectés du reste du corps. Reste à préciser comment ce lien fonctionne. Pour les rêves de vol, par exemple —que 26 % de nos lecteurs ont déjà faits—, certains chercheurs pensent qu’ils naissent en réaction à des modifications physiologiques durant le sommeil paradoxal, notamment la paralysie du corps. Mais d’autres théories existent, et il reste encore beaucoup à découvrir au pays des songes. Grâce aux progrès des neurosciences, les chercheurs lèvent peu à peu le voile sur nos étranges scénarios nocturnes.

Les cinq fonctions essentielles des rêves

Sous l’Antiquité, les Égyptiens pensaient que les songes étaient envoyés par les dieux. « Les Romains, eux, faisaient interpréter leurs rêves afin de trouver des solutions pour traiter leurs maladies ! » ajoute Roger Ripert, fondateur d’Oniros, un centre de recherche sur le rêve. Au XIXe siècle, Freud y voit un exutoire de l’inconscient pour exprimer les désirs refoulés. Cette théorie divise aujourd’hui, même si en psychanalyse elle reste d’actualité. « L’hypothèse a été testée en privant de relations sexuelles des jeunes hommes en couple. Or ils ne rêvent pas plus d’actes sexuels », assure la neurologue Isabelle Arnulf.

Les rêves ne sont-ils alors que des images évanescentes ? C’est l’idée défendue par Allan Hobson, neuroscientifique à Harvard (Massachusetts). Selon lui, le rêve n’est qu’un sous-produit du sommeil, expurgé du cerveau par hasard et sans sens particulier. Une vision infirmée par de nombreuses études qui attribuent aux rêves un rôle salutaire.

1 – Mieux apprendre

C’est le principe du replay ! Dans la nuit, nous reproduisons en rêve les expériences nouvelles du jour. En 2010, Erin Wamsley et Robert Stickgold de l’université Harvard ont proposé à des étudiants de tenter de sortir d’un labyrinthe dans un jeu vidéo. Les volontaires ont ensuite piqué un somme et raconté leurs éventuels rêves. Puis, ils ont retenté leur chance. Verdict : ceux ayant rêvé du labyrinthe s’en sont mieux sortis lors de la seconde partie ! Pour comprendre le phénomène, des scientifiques ont placé des capteurs dans l’hippocampe de rats qu’ils ont ensuite lâché dans un labyrinthe. Or ils ont enregistré les mêmes décharges dans des « neurones de lieu », lorsque les animaux cherchaient leur chemin et lorsqu’ils dormaient. Selon eux, les rongeurs parcourent mentalement le labyrinthe dans leurs rêves. Et il en serait de même pour les humains.

2 – Digérer les moments difficiles

Le rêve guérit-il les blessures ? Pour tester cette théorie, le neurologue Matthew Walker a placé deux groupes de jeunes adultes dans un appareil IRM et leur a fait regarder des scènes de guerres ou de meurtres. Les premiers les ont visionnées le matin puis douze heures plus tard, en restant éveillés entretemps. Les seconds ont dormi entre les deux séances. Ces derniers se sont dit moins émus la deuxième fois. De plus, « les résultats des IRM ont montré une importante réduction de la réactivité dans l’amygdale, centre des émotions du cerveau à l’origine des sentiments douloureux », souligne le chercheur. Selon lui, ce sont bien les rêves qui assurent cette « thérapie nocturne ». Le sommeil paradoxal participe au processus : le cerveau est alors effectivement dépourvu de noradrénaline, une molécule à l’origine du stress. Mais le rêve tient aussi un grand rôle, comme l’a montré Rosalind Cartwright, de l’université Rush, à Chicago (Illinois). Elle a passé au crible les rêves de patients dépressifs à la suite d’un divorce. Après un an, ceux ayant rêvé de leur séparation avaient mieux surmonté l’épreuve que les autres.

3 – Simuler les dangers

Et si les cauchemars nous entraînaient à affronter les menaces de l’existence ? C’est la thèse défendue par le psychologue Antti Revonsuo de l’université de Turku (Finlande), après avoir relevé que les songes des jeunes adultes mettent souvent en scène des bagarres ou des poursuites. Ainsi le rêve permettrait, dans un univers en 3D où tous les sens sont en alerte, de s’entraîner à faire face au pire, bien en sécurité dans son lit. En 2007, le professeur de psychiatrie canadien Tore Nielsen a confirmé cette fonction en recueillant les rêves de jeunes mamans. Les scénarios catastrophes impliquant leurs bébés (accident, disparition…) représentent 43 % des songes ! Or, après ces cauchemars, les femmes se réveillent en sursaut et se précipitent au chevet de leur bébé. Imaginer et anticiper ces tragédies les pousserait à accentuer leur vigilance. Un bienfait qui peut tourner en mal-être quand ces rêves se répètent au quotidien. Ainsi, 5 % des personnes souffrent de la « maladie du cauchemar » selon Élisabeth Groos, psychiatre à la Pitié-Salpêtrière (Paris). « Ces songes sont alors le signe que le dormeur fait face à une émotion trop forte qu’il n’arrive pas à digérer », explique Antonio Zadra, professeur au département de psychologie de l’université de Montréal (Canada).

4 – Anticiper la maladie de Parkinson

En sommeil paradoxal, les muscles du corps sont paralysés. Sauf chez les personnes atteintes du trouble comportemental en sommeil paradoxal (TCSP). Une pathologie décrite par le psychiatre Carlos Schenck (université du Minnesota) dans les années 1980, après avoir reçu un homme qui s’était cassé le bras en vivant son rêve ! Il s’est aussi aperçu que 80 % de ces personnes avaient développé, quinze ans après, une maladie neurodégénérative, comme Parkinson. « Les patients à haut risque sont maintenant identiés en moyenne dix ans avant le début de la maladie, confirme Isabelle Arnulf. Les lésions cérébrales sont encore limitées et la perte de cellules nerveuses bien inférieure à celle mesurée quand les premiers tremblements apparaissent. » Ce diagnostic précoce permet d’intervenir plus tôt pour tester des médicaments, intensifier l’effort physique… Plus étonnant, une fois la maladie de Parkinson installée, la personne en brise temporairement le carcan en retrouvant, la nuit, sa liberté de mouvement. Comme un patient d’Isabelle Arnulf qui, rêvant qu’il était attaqué par des caïmans, a porté réellement à bout de bras une lourde table en chêne qu’il était incapable de soulever habituellement. La neurologue Valérie Cochen de Cock a constaté que « 87 % des parkinsoniens effectuent des mouvements plus rapides et plus forts quand ils vivent leurs rêves que lorsqu’ils sont éveillés ». Une découverte que les chercheurs espèrent exploiter pour soigner un jour cette maladie.

5 – Stimuler la créativité

La machine à coudre ? L’inventeur américain Elias Howe l’aurait imaginée en rêvant de cannibales qui le menaçaient de leur lance percée. La classification des éléments atomiques ? La chanson des Beatles Yesterday ? Là encore, l’idée a germé juste après le réveil. Au-delà de ces belles histoires, le songe agit comme un incubateur de la créativité. En sommeil paradoxal, le cerveau se lâche, opérant des associations d’idées inhabituelles. « Il brasse de larges pans des savoirs acquis pour en extraire des règles générales et des points communs », explique Matthew Walker. Le rêve n’apporte pas la solution clé en main mais donne un coup de pouce au dormeur, qui doit transformer l’essai. « Le rêve, même celui dont on ne se souvient pas, a des fonctions propres, surtout émotionnelles, résume Antonio Zadra. Il a aussi plusieurs utilités, selon l’usage que l’on en fait au réveil : doper son imagination, dépasser des événements traumatisants… »

Par Maylis Jean-Préau

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